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La notion de maître dans les arts martiaux chinois

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Par wingchunrouen Le 18/03/2016 Dans Réflexions

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En chinois, le mot « maître » peut être rendu de plusieurs manières. Le mot shifu est sans nul doute le plus usité. On connaît d’ailleurs plus souvent sa transcription en cantonais : sifu.
Mais les choses ne sont pas si simples. En effet, il y a deux mots, à la prononciation équivalente en mandarin (ce qui signifie que seule l’écriture, ou bien le contexte de la discussion, permet de les distinguer)
师傅 shī fu qui signifie donc « maître », « enseignant », « expert » mais aussi « monsieur ». Ce mot a un usage de politesse, de reconnaissance et de respect. Il désigne souvent une personne dont on reconnaît les connaissances ou les compétences. Puis 师父 shī fu, qui a également le sens de maître et enseignant mais avec une connotation paternelle. En effet,  le caratère 师 pris isolément désigne à lui seul l’expert, celui qui maîtrise quelque chose, qui a de l’expérience. On le retrouve dans le mot 老师; lǎoshī qui signifie professeur. Le caractère 傅 signifie aussi « maître » et peut avoir le sens de « tuteur », tandis que le caractère 父 signifie « père ». Le mot 师父 a donc un sens plus fort, qui indique une relation entre maître et disciple ayant pris une dimension très importante. C’est d’ailleurs ce mot qui est utilisé dans les communautés religieuses taoïstes et bouddhistes. On se réfèrera à l’excellent livre d’ Adeline Herrou, La vie entre soi – Les moines taoïstes aujourd’hui en Chine, paru aux éditions Société d’ethnologie en 2005. L’auteur s’arrête sur cette notion – et sur l’ambivalence entre les deux mots qui se prononcent de la même façon –  page 163 puis page 408.

Si les deux « shi fu » peuvent indiquer une relation entre maître et élève, le deuxième revêt un caractère plus fort. Il renvoie à l’usage courant de la terminologie familiale dans les arts martiaux. N’oublions pas que de nombreuses écoles de wushu sont d’abord bâties sur un modèle clanique. Les relations familiales sont régies selon la conception confucéenne : le père est au sommet de la pyramide.

Cet emploi du mot shifu en occident est à mon sens bien souvent abusif. D’abord parce que le mot maître se veut impressionnant. Dans de nombreuses têtes occidentales, on lui associe l’image d’un vieux sage aux pouvoirs extraordinaires. De là, certains n’hésitent pas à s’autoproclamer « shifu », quand ce n’est pas « dai shifu » grand maître, à la première occasion, et ce, alors même que leurs compétences et connaissances laissent à désirer… L’élève naïf, peu ou pas informé, se laissera intimider. L’éducation reçue par nous tous (dans le cercle familial, à l’école puis au travail) nous a tellement habitués à entretenir cette séparation entre dominant et dominé, enseignant et enseigné que l’illusion est facile à entretenir.  D’où le nombre pléthorique de pseudo maîtres d’arts martiaux. Et ce d’autant qu’en français, le mot « maître » peut également avoir le sens de celui qui domine, qui dirige, qui exerce un pouvoir de domination sur les autres (c’est ce sens que l’on retrouve dans la formule anarchiste « ni dieu, ni maître »).

Il me semble que le rapport entre l’élève et le professeur ne peut être régi par des conceptions prédéfinies (idéologiques, religieuses), fussent-elles exotiques. Rien ne peut remplacer la clairvoyance, la relation directe vécue sans fioriture. Cela n’empêche pas le respect et je dirais même que ça permet de ne pas sombrer dans un respect de façade. Il y a donc plus d’authenticité quand la relation est construite non pas sur des images mais sur la simplicité empirique. On utilisera donc le terme de maître de manière raisonnée et non pas par pur fétichisme des apparences.

Mais qui dit « maître » dit « disciple » ou « élève ». On considère souvent que le maître peut avoir à la fois des disciples et des élèves. Les premiers sont destinataires d’un enseignement plus pointu (et parfois même secret) et sont voués à devenir les héritiers du style. Les élèves ont accès à un savoir moins poussé, leur relation avec le maître est moins intime.

Encore une fois, dans l’occident moderne, les choses sont sensiblement éloignées de ce qui pouvait se passer en Chine il y a maintenant bien longtemps. Il n’en reste pas moins que pour le maître (j’entends par là celui ou celle qui mériterait ce titre -même s’il ne le revendique pas – du fait de ces réelles compétences et qualités) la difficulté de trouver un élève à qui l’on pourra transmettre son savoir est souvent grande. En effet, l’élève doit avoir une véritable soif d’apprendre et d’éprouver par lui-même ce qu’on lui transmet. Cela est paradoxal, mais l’élève doit faire preuve d’autonomie tout en étant sur la même longueur d’onde que son maître. A moins d’en être resté à un modèle figé, dans lequel rien ne pourrait évoluer, où la hiérarchie formelle prend le pas sur la pratique réelle, je ne peux concevoir une transmission sans ce rapport de simplicité et de confiance mutuelle entre le professeur et son élève.

Pour finir, j’attire l’attention du lecteur sur ce point : la tradition signifie « transmission ». Le professeur enseigne, donc transmet, à ses élèves. Ni plus, ni moins Or, pour beaucoup, la mot tradition renvoie à une conception figée, pour ne pas dire conservatrice ou même réactionnaire Or, l’acte de transmettre inclus une transformation du savoir. Car chacun y trouvera des choses différentes, en fera des applications différentes, en fonction de sa personnalité, de ses choix de vie, etc. Faire de la tradition une chose figée est donc une aberration, un contre-sens. La seule chose qui est digne d’être conservée,  à mon sens, est un état d’esprit. Aimer transmettre ce que l’on maîtrise à ceux qui aiment ce que l’on maîtrise (et qui le transmettront peut-être à leur tour). Cette notion d’amour, philia en grec, était au centre de la relation entre professeur et élève dans l’Antiquité (chez Platon notamment). Car, au final, ce qui réunit le professeur et l’élève, n’est-ce pas une conception commune du monde et de la vie ? Une façon d’avancer sur une voie commune d’accomplissement, laquelle voie n’interdit nullement les chemins divergents dans la mesure où les chose se passent en toute intelligence ?